« Nous avons l’art afin que la vérité ne nous tue pas. L’art, rédemption de celui qui sait, — de celui qui voit, qui veut voir, le caractère terrible et problématique de l’existence, de celui qui sait tragiquement. »
Fragments posthumes, Œuvres philosophiques complètes XIV (1888-1889)
Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900)
Le principe est simple.
Tout d’abord le livre retrace la vie et l’œuvre de David Lynch de façon chronologique, enfance, adolescence, étude puis film par film. Ensuite Kristine McKenna (journaliste et critique d’art) écrit un chapitre dans lequel elle s’entretient avec nombre de personnes (collaborateurs, amis, famille…) puis David Lynch commente le chapitre.
David Lynch intègre la première promotion d’étudiants de l’American Film Institute qui comptait des cinéastes comme Terence Malick ou Paul Schrader. Il n’arrive à rien avant l’été où se cristallise peu à peu dans son esprit Eraserhead.
Il paye comme il peut acteurs et techniciens avec un budget donné par l’école mais limité. Jack Fisk, directeur artistique, lui avance 4000 dollars (il travaille sur le tournage de La ballade sauvage) et récupère sa mise et bien plus après. À la fin du tournage, Lynch réunit toute l’équipe dans un restaurant pour leur montrer le film et il annonce à la surprise générale qu’il compte en faire les bénéficiaires du film avec un pourcentage sur les recettes potentielles. L’accord est signé sur des serviettes en papier et « quelques années plus tard, nous avons tous reçu des chèques par la poste ». Aujourd’hui encore, ils reçoivent un chèque annuel. Le buzz est lent mais le film trouve son public, avec le soutien de John Waters ou Stanley Kubrick.
Par une série d’improbables rencontres, les auteurs du script d’Elephant Man le font lire à Lynch. Il se trouve que le réalisateur et acteur comique Mel Brooks l’a également en mains par le biais de sa femme, l’actrice Anne Bancroft. Brooks qui produit ses propres films est catalogué comme un clown (La Folle histoire du monde) et c’est la raison pour laquelle il crée deux sociétés de production. Une pour les comédies et une pour des projets dit « sérieux » comme plus tard La Mouche de Cronenberg en 1986. Brooks rencontre Lynch dont il a aimé Eraserhead et se dit : « Ce sera lui. Je n’ai pas besoin de rencontrer quelqu’un d’autre. » Ce qui tombe très bien car Lynch veut réaliser un film qui s’appelle Ronnie Rocket dont le pitch est le suivant : « C’est l’histoire d’un homme de 90 centimètres de haut, aux cheveux rouges coiffés à la pompadour, qui fonctionne au courant alternatif. » Aucune chance.
Ne pouvant faire Ronnie Rocket malgré Elephant Man, Lynch se met à l’écriture de Blue Velvet, et c’est à ce moment là qu’on lui « apporte » Dune dont Dino De Laurentiis a acheté les droits à un consortium français après l’échec du projet de Jodorowsky (voir le documentaire Jodorowsky’Dune, entreprise cinglée avec Dali). Vient ensuite le casting et en premier lieu Kyle MacLachlan, depuis ami proche du réalisateur et alter ego à l’écran. La distribution regroupe José Ferrer, Linda Hunt, son ami Jack Nance qui jouait dans Eraserhead, Dean Stockwell, le récent disparu et regretté Max von Sydow et Sting. « J’étais en train de terminer ce qui serait Synchronicity, mais j’avais mon été libre et je l’ai passé au Mexique en costume de latex. » Il n’y a pas moins de 1700 personnes dont 4 équipes déployées sur 80 décors et huit plateaux le tout sous 48 degrés. Donc colossale entreprise pour un auteur qui veut préserver sa liberté, ce qu’il ne peut faire jusqu’au bout. Toujours est-il que Dune se fait torpiller et que l’option initiale d’une franchise part en fumée. À une exception de taille : le soutien de l’auteur de Dune, l’écrivain Franck Herbert lui-même, qui adore le film. À quoi Kyle MacLachlan ajoute : « Je dirais que c’est un chef d’œuvre imparfait. »
Lynch se met au vert et à la réécriture de Blue Velvet en écoutant Chostakovitch. Il conclut un deal avec De Laurentiis à condition d’avoir le final cut et pour un budget réduit. Lynch opère « dans cette brèche mystérieuse qui sépare la réalité quotidienne du royaume fantastique de l’imagination et des pulsions humaines, et il se lance à la poursuite de choses qui défient l’explication ou la compréhension. » Kyle MacLachlan est de nouveau de la partie ainsi que Dean Stockwell et Jack Nance avec de nouveaux entrants telles que Laura Dern mais surtout le duo dingo Isabelle Rossellini et Dennis Hopper, sobre et en pleine rédemption après avoir été persona non grata pendant quelques années pour cause de folie avérée et de consommation excessive de drogues. Bonne pioche pour lui car le rôle aurait pu échoir à Willem Dafoe (finalement dans Sailor et Lula) ou Harry Dean Stanton. Dennis Hopper s’implique totalement et il vaut mieux arriver à l’heure et connaître son texte sous peine d’être sur sa liste noire. Quant à Isabella Rossellini à l’époque en ménage avec Martin Scorsese avant Lynch, elle le rencontre au restaurant. Il lui confie le scénario pour qu’elle le transmette à Helen Mirren avec qui elle vient de tourner. Ce qu’elle ne fait pas. À la place, elle demande une audition.
« J’ai dit que ça m’intéressait. Le lendemain, il m’a rappelée pour me dire qu’il avait réfléchi et qu’il pensait à moi, à me proposer un rôle, oui, celui-là même de Dorothy Vallens. J’ai demandé s’il y avait moyen de faire des essais, intégralement, de toutes les scènes que j’avais avec le comédien qui devait jouer le rôle principal, Kyle MacLachlan. On s’est retrouvés dans une chambre d’hôtel et on a répété toutes nos scènes ensemble, celle dans l’appartement de Dorothy, et David a été convaincu.
(…)
Je n’ai pas encore vu la version restaurée (…) mais je n’aime plus trop ça, parce que ce que je vois, c’est moins le film lui-même que les personnes qui y ont participé, que le souvenir du moment que ça a été. Il y a beaucoup de souvenirs heureux liés au film et à son tournage (parce que la réception à sa sortie, ça a été beaucoup plus dur, violent et compliqué), mais aussi je vois les disparus, ceux qui ne sont plus, ceux dont la vie m’a séparée (Jack Nance, Dennis Hopper, Harry Dean Stanton qui a fait sept films avec Lynch, Dean Stockwell) » raconte Isabella Rossellini à Camille Nevers dans Libération (14-15/03/2020).
Enfin l’autre personnage du film, c’est la musique. Elle y chante avec le soutien de Badalamenti venu arranger la chanson (première collaboration avec Lynch qui deviendra permanente). Lynch voulait absolument Song of a Siren de This Mortal Coil (écrite par Tim Buckley, une de mes chansons préférées interprétée par Elizabeth Fraser - pour la petite histoire elle sortit un moment avec son fils Jeff Buckley -, future chanteuse de Cocteau Twins et voix sur Mezzanine de Massive Attack).
On the floating shipless oceans / Sur les flots d'océans sans bateaux
I did all my best to smile / J'ai fait de mon mieux pour sourire
Til your singing eyes and fingers / Jusqu'à ce que tes yeux et tes doigts chantant
Drew me loving into your eyes / M'aient fait trouver l'amour dans tes yeux.
And you sang « Sail to me, sail to me / Et tu chantais « Navigue vers moi, navigue vers moi ;
Let me enfold you. » / Laisse moi t’enlacer. »
Here I am, here I am waiting to hold you. / Me voici, je suis là en attendant de te serrer contre moi.
Did I dream you dreamed about me ? / Ai-je rêvé que tu rêvais de moi ?
Were you here when I was full sail ? / Étais-tu là lorsque j'étais en pleine mer ?
Now my foolish boat is leaning / Maintenant mon stupide bateau sombre,
Broken lovelorn on your rocks. / Brisant mon mal d'amour sur tes rochers.
For you sang / Et tu chantais,
« Touch me not, touch me not, come back tomorrow. » / « Ne me touche pas, ne me touche pas, reviens demain. »
Oh my heart, oh my heart shies from the sorrow. / Oh mon cœur, oh mon cœur est empli de tristesse.
I'm as puzzled as a newborn child. Je suis aussi intrigué qu'un nouveau-né.
I'm as riddled as the tide. / Je suis aussi troublé que la mer.
Should I stand amid the breakers ? / Dois-je rester au milieux des décombres ?
Or shall I lie with death my bride ? / Ou dois-je agoniser en attendant la mort, ma jeune mariée ?
Hear me sing : / Entend moi chanter :
« Swim to me, swim to me, let me enfold you. » / « Nage vers moi, nage vers moi, laisse moi t’enlacer. »
« Here I am. Here I am, waiting to hold you. » / « Me voici, je suis là en attendant de te serrer contre moi. »
Impossible d’avoir le budget pour payer les droits. À la place, Julee Cruise chante Mystery of Love. On retrouvera Song of a Siren dans Lost Highway et Julee Cruise dans Twin Peaks. Enfin on entend le merveilleux Roy Orbison alias le Caruso du rock n’roll avec In Dreams, en version karaoké par Dean Stockwell. Définitivement culte.
Les premiers screen test ne sont pas concluants ni les critiques mais De Laurentiis soutient le film. Ça ne marche pas immédiatement mais c’est depuis un des films les plus commentés de l’histoire du cinéma. À la soirée des Oscars, Anjelica Huston présente Lynch à son père John Huston et à Elizabeth Taylor. « J’ai adoré Blue Velvet » dit-elle et l’embrasse sur les lèvres. Ça lui suffit. Comme peut lui suffire de diner avec Mastroianni qui lui organise un rendez-vous avec Fellini ou passer une soirée avec Bowie.
D’une certaine façon, Blue Velvet le place en orbite. Il rencontre l’écrivain Mark Frost pour un film qui ne se fera pas. Dans le même temps, Lynch refuse tout ce qu’on lui propose, il ne veut pas travailler pour un grand studio. Ensemble ils écrivent une comédie (One Saliva Bubble) avec le duo Steve Martin et Martin Short (The Three Amigos) mais à six semaines du tournage, tout se casse la gueule faute d’argent. Alors Lynch fait sa première exposition de dessins et tableaux à New York en 89 grâce à Léo Castelli, un des marchands d’art les plus connus sinon le plus connu et influent (il est décédé en 1999). Un jeune agent aux dents longues rencontre alors Lynch et Frost qui lui présentent ce qui va devenir Twin Peaks. La série culte (vraie matrice avec Le Prisonnier de l’ère actuelle) lance plusieurs carrières et en remet en selles d’autres et tous ne tarissent pas d’éloges. Néanmoins, il prend ses distances et d’autres réalisateurs entrent en scène comme c’est l’usage dans les séries, Lynch devant partir tourner Sailor et Lula (et monter une pièce à Broadway !), il est de fait le show runner avec Frost même si l’on ne retient que sa signature. Il se passe beaucoup de temps avant que le pilote puis la série ne soient diffusés mais c’est un carton mondial instantané. Puis le besoin d’ABC de dévoiler l’identité du tueur de Laura Palmer - ce qui est hors sujet - plombe la série dont Lynch s’est éloigné non sans s’être embrouillé avec Frost qui a pris la main sur la deuxième saison.
Après Twin Peaks et Sailor et Lula (Wild at Heart) qui reçoit la Palme d’Or à Cannes, ce sont les français qui produisent Lynch et plus particulièrement Francis Bouygues, toujours une source d’étonnement mais il aime Sailor et Lula. La rencontre se fait par Pierre Edelman, une sorte d’aventurier ami avec Eastwood et Nicholson. Bouygues produit Fire Walks With Me qui ne marche pas, pas plus que les séries Hotel Room et On The Air. Ceci explique-t-il pourquoi il a tourné une pub Barilla avec Gérard Depardieu ? Heureusement arrive Lost Highway, film noir et grosse claque mais petit démarrage en salle. David Foster Wallace, écrivain dépressif et suicidé en 2008 se demande dans un magazine si « David Lynch en a quoi que ce soit à foutre de savoir s’il redorera sa réputation ou pas. Cette attitude - autant que Lynch lui-même, ou que son travail - me semble à la fois grandement admirable et un peu cinglée. » À partir de là, Lynch qui a toujours plusieurs ouvrages sur le feu se consacre aux arts plastiques (voir le documentaire Art of Life de Jon Nguyen et Rick Barnes en 2016) et expose un peu partout dans le monde et compose dans son studio. Il se laisse même convaincre de jouer à l’Olympia avec Beth Gibbons de Portishead qui aurait dû être la tête d’affiche. « C’était une soirée mémorable, comme le jour du naufrage du Titanic. Je ne suis pas près de recommencer. »
C’est en exposant à la Fondation Cartier qu’il découvre un immense atelier de gravure où il ne manque jamais d’aller et où personne ou presque ne sait qui il est. Parmi ses autres projets, il y a un film avec Marlon Brando sauf que Brando s’en fout, totalement occuper à profiter de la vie loin du cinéma. Puis Lynch refuse American Beauty (Sam Mendes) et Motherless Brooklyn (Edward Norton). Vient la proposition de Mulholland Drive (qui a sauvé la carrière de Naomi Watts en pleine galère) juste avant le tournage d’Une histoire vraie. Cela doit être une série en une saison pour les États-Unis et un long-métrage en Europe. Mais le « pilote » est refusé par les studios, ce qui déprime l’équipe. La série ne voit pas le jour mais Canal Plus rachète les droits. 17 jours de tournage plus tard, c’est dans la boîte avec un chef d’œuvre à la clé. Autre source d’étonnement, une collaboration qui n’aboutit pas pour des raisons politiques avec l’architecte Franck Gehry (le Guggenheim de Bilbao et la cinémathèque à Paris) pour la réalisation d’un plan d’aménagement urbain pour la reconstruction du centre-ville de Lodz en Pologne où il tourne une partie d’Inland Empire avec Laura Dern. Présenté à Venise, le film ne fait pas un rond. C’est certainement pourquoi le dernier film de Lynch, What Did jack Do? est un court métrage en noir et blanc dans lequel il interroge un singe et que le reste du temps, il se consacre à la méditation transcendantale.
Et il devait exposer ses lithographies à la galerie Duchamp à Yvetot à l’été 2025.
Vladimir Horowitz : Beethoven’s Moonlight Sonata, first movement op 27 adagio sosenuto
https://www.youtube.com/watch?v=Ta-BwqnkL6g
Dmitri Chostakovitch : 15ème symphonie en La majeur
https://www.youtube.com/watch?v=MrEoyPVZe8A
Bobby Vinton : Blue Velvet
https://www.youtube.com/watch?v=icfq_foa5Mo
Isabella Rossellini et Angelo Badalamenti : Blue Velvet
https://www.youtube.com/watch?v=QP-X1eZLEtQ
This Mortal Coil : Song of a Siren
https://www.youtube.com/watch?v=HFWKJ2FUiAQ
Julee Cruise : Mystery of Love
https://www.youtube.com/watch?v=TMDvOhmLmg4&t=178s
Roy Orbison : In Dreams
https://www.youtube.com/watch?v=xtjiVTSs8pc
Angelo Badalamenti : Laura Palmer’s Theme
https://www.youtube.com/watch?v=khMlcTE7lw8
Marilyn Manson : I Put A Spell On You
https://www.youtube.com/watch?v=y4_5IbOlGoA
David Bowie : I’m Deranged
https://www.youtube.com/watch?v=aepBpZ3kXek
Rammstein : Rammstein
https://www.youtube.com/watch?v=SIHDrsnNdEM